Mémoire d'un quincaillier couvillais
Je suis né à Cherbourg en 1951 et mon père avait une quincaillerie à Couville (quincaillerie en gros René POTIER, créée vers 1948). J'ai travaillé pendant 3 ans chez mon père de 1967 à 1969. J'y ai fait mon apprentissage avec mon compagnon de route Gilbert. Le chauffeur de l'entreprise nous appelait "mes Qu'nailles" (terme familier pour désigner des enfants un peu canailles ; c'est du patois).
J'ai fait la route Cherbourg - Couville, soit 10 km (car on habitait Cherbourg) en vélo, vélosolex, mobylette (la fameuse mob "bleue") et la non moins fameuse 2 CV. Et ce, 6 jours sur 7 car on travaillait le samedi matin. Je me rappelle d'une bonne bûche avec le vélosolex un matin verglacé. C'était au pont de Tabarin à Martinvast. Le "solex" après avoir patiné, s'est "couché" et je me suis retrouvé par terre au mitan de la route (le mitan, le milieu, mot patois).
L'article qui m'a le plus impressionné chez mon père, ce sont les hampes à faux en bois, fabriquées par un menuisier de Bricquebec. C'était un long manche (environ 2 m.) sur lequel on fixait à une extrémité une faux, pour faucher les céréales et l'herbe à l'époque des foins.

Faux avec sa hampe en bois.

Un faucheur.
Autre article qui m'intriguait : le battoir à linge en bois des lavandières.

Un battoir

La mère Denis, la lavandière du Cotentin avec son battoir à portée de main.

Un jouquet avec ses chaînes de portage.
On vendait aussi des "jouquets" (pièce de bois de 1,00 m. de long, qui se mettait sur les épaules et qui était destiné à porter deux bidons de lait, ou deux seaux, un de chaque côté du corps).

Porteur d'eau avec un jouquet.

Exactement le modèle de lessiveuse vendue à la quincaillerie Potier .
Et puis on trouvait les fameuses lessiveuses, l'ancêtre de la machine à laver. Belle invention de la 2e moitié du 19e siècle. La lessiveuse était destinée à faire bouillir le linge (il fallait compter environ 2h00 pour "blanchir" le linge).

Intérieur d'une lessiveuse avec son "champignon" (ou "cheminée").

Cuve d'une lessiveuse, champignon, crochets pour maintenir en place le champignon, couvercle.
Pour conclure avec ces quelques articles divers, il y avait sur les emballages de l'électroménager, comme par exemple les moulins à café, la fameuse étiquette : bitension 110 / 220 volts. La France avait en effet changé la force du voltage en 1956. De 110 volts on est passé à 220 volts. Mais en matière d'électroménager on pouvait trouver dans les années 1960, des appareils en 110, d'autres en 220, et le fameux bitension.
Mon client préféré, c'était une cliente : madame Leblond de Rauville-la-Bigot. Elle venait en DS dans laquelle on montait parfois si besoin était, pour se rendre à nos réserves à 300 mètres. Pour un ado de 16-17 ans, la DS c'était royal ! A défaut de prendre la voiture de madame Leblond, on prenait la "bérouette" (mot patois = brouette) pour aller aux réserves chercher de la marchandise. Parmi les réserves il y en avait une qui se trouvait à l'arrière d'une grande maison qui jouxtait le garage Lemonnier. Il y avait là dans une cour, trois anciens box pour chevaux et un bâtiment avec un quai de déchargement. Les lieux doivent toujours exister de nos jours.

La quincaillerie était située sur un terre-plein en face la gare (il n'en reste plus rien aujourd'hui). On recevait une partie de la marchandise par wagons (brouettes, garde-mangers, lessiveuses, cuisinières et autres).
L'ancienne halle de la gare (petit hangar où la SNCF entreposait jadis de la marchandise) nous servait de réserve. On y mettait entre autres les longes (sorte de grosses cordes de 1 ou 2 m. de long pour attacher les bestiaux) et des manches (comme ceux en cornouiller pour les haches et les masses). Le numéro de téléphone de l'entreprise c'était le "4" à Couville.
A gauche, la halle de la gare pour les marchandises.
J'ai vu l'ancien pont de chemin de fer (route de Bricquebec) "sauter" après avoir été dynamité pour être remplacé (le gabarit des trains était devenu trop important pour passer sous le pont ; ça devait être dans les années 1968).
J'ai bien connu les 2 commerces route de Bricquebec, juste après le pont en venant de Cherbourg (jadis c'était le "Village de la Gare"). Il y avait Decosse Eugène, Café-Tabac-Quincaillerie (il y avait en effet 2 quincailleries à Couville : une petite et une grande) -Pompe à essence manuelle, distribution 5 litres par 5 litres (avec levier pour "pomper", d'où le nom de "pompe" à essence) -Charbon.

Au premier plan le commerce Decosse et un peu plus loin, celui de Lemonnier.
Le deuxième commerce était Lemonnier Roger, café-restaurant (où je mangeais le midi)-Epicerie-Pompe à essence pour vélomoteurs-Garage. On trouvait également un marchand d'engrais et de matériaux : Decosse Edmond (c'était le frère). Le père des 2 frères était Maxime Decosse, "restaurateur" (dans le sens de restaurant). Eugène prendra la suite de son père.


Pompe deux modèles cadrans. On voit bien l'aiguille du cadran qui indiquait le nombre de litres délivrés (tous les 5 litres).
Pompe à essence manuelle actionnée par un levier.


Mécanisme de pompe
à essence manuelle.
Poignée extérieure de l'appareil, visible photo tout à gauche (on voit bien en bas à droite, un levier avec une poignée, dont une partie est en bois, qui vient se fixer sur le bloc de la pompe.).
Bien sûr selon les appareils il peut y avoir des variantes. Mais ce qu'il faut retenir c'est la distribution de 5 litres en 5 litres (et j'en ai été témoin à Couville à la Maison Decosse).
Sur une carte postale de 1916 (ci-contre) envoyée à un prisonnier de guerre en Allemagne, on voit la photo du commerce de Maxime Decosse, avec la mention : Couville - Maison Decosse ; et il a été rajouté à la main sur la photo : "Où nous sommes à dîner" (et les personnes précisent au verso de la carte, qu'elles viennent de vendre leurs bœufs).

Maison Decosse, début du XXe siècle.
Dans les années 1964-1966, pendant les vacances scolaires, je venais parfois à Couville avec mon père. J'allais au magasin et me rendais aussi chez la famille Decosse. Dans leur Café, j'ai eu l'occasion de rencontrer les laitiers de Saint-Martin-le-Gréard, qui faisaient leur pause casse-croûte. A cette époque, le laitier avec ses bidons de lait, était un incontournable de nos campagnes. Et c'est la laiterie de Saint-Martin-le-Gréard (coopérative UCALMA) qui faisait la ramasse des bidons dans la région. Cette laiterie fermera en 1966 au profit de celle de Sottevast (même groupe, mais qui deviendra en 1986, Les Maîtres Laitiers du Cotentin).
Je connaissais aussi un peu deux autres commerces : le boucher, au Bourg-Neuf et le boulanger, au village La Cour. Dans le bourg de Couville, j'ai eu l'occasion d'aller deux ou trois fois au bureau de Poste, proche de l'église. Et je me souviens avoir vu mon père voter à la mairie dans les années 1960 (en ce temps là, le maire de Couville était Monsieur Pierre MARIE).
La gare de Couville, qui datait des années 1850-1860, étaient située sur la ligne Paris - Cherbourg. A l'époque il y avait aussi un réseau de lignes secondaires important comme par exemple Cherbourg - Coutances, en passant par Bricquebec (avec le fameux omnibus "jaune et rouge" et sa légendaire "Micheline"). Au début des années 1960, je faisais l'aller-retour tous les 15 jours en train à Bricquebec, où j'étais pensionnaire. Au départ de Cherbourg (où on habitait), la "Micheline" desservait en début de ligne : Martinvast - Couville - Sottevast et Bricquebec (Bricqu'bais ou Bricbé en patois). Du train en gare de Couville, j'apercevais le magasin de mon père tout proche.
La quincaillerie Potier a fermé vers 1974 (il n'y a plus de trace du magasin). Le commerce Decosse Eugène a fermé vers 1966 (le pas-de-porte n'existe plus, la pompe à essence a disparu, mais il reste la maison). Le commerce Lemonnier Roger a été remplacé par un Traiteur. L'entreprise Decosse Edmond a laissé sa place à une Sté d'Assainissement. La physionomie du "Village de la Gare" a un peu changé avec la modernité de la Sté d'Assainissement, mais les maisons n'ont pas bougé. Et puis ce qui a changé surtout pour moi, c'est l'accès caillouteux (et sans issue) qui menait au terre-plein de la gare et à la quincaillerie Potier. C'est aujourd'hui une belle route qui mène au bourg.
Aujourd'hui de Couville, je retiens surtout l'église , moi qui suis un amoureux des églises du Cotentin. Mais pas possible de parler de l'église de Couville, sans évoquer celle de Breuville, à 5 km de là, sur la route de Bricquebec. Elle possède des fonts baptismaux romans (comme à Couville) d'un grand intérêt.
Gilles POTIER
Février 2024

Ce n'est pas M.Decosse dans sa cour avec un tas de charbon, mais ça pourrait l'être.

Type de camion de la quincaillerie Potier à ses débuts. Les deux photos peuvent se situer entre 1950 et 1965.